Calcutta a Parigi (11 juin 2024)

Les italiens font de la meilleure musique populaire que les français. Il suffisait de se rendre le 11 juin à l'Olympia pour écouter la différence 


Je dois à Phoenix, et plus particulièrement aux frères Mazzalai, présents ce 11 juin à l'Olympia, d'avoir découvert Calcutta. En 2018, après la sortie de leur excellent Ti Amo, ils jouèrent à la Gaité Lyrique où j'assistai à un des concerts les plus réjouissants de ma carrière de spectateur. Ils y dévoilèrent leur influence italienne sous la forme d'une playlist sur laquelle apparaissait Calcutta. Depuis, Aureliano Tonet, journaliste au Monde, a pris le relais. Il n'a cessé de nourrir ma curiosité et de parfaire ma culture pop italienne, quand il n'a pas la chance de partir voir Taylor Swift à Singapour, en chroniquant cette scène qui n'en finit pas de régénérer, à la fois organique et nourrie de l'extérieur. 

J'avais déjà commencé mon exploration solo de la variété italienne de qualité en visitant l'église de Santo Lucio Battisti que j'avais du découvrir au détour d'un article des Inrockuptibles (avant que l'horizon musicale de ce magazine ne tende à se réduire plus ce journal se dispersait), d'une écoute de Nova ou d'un passage chez Other Music sur East 4th St.

"Mais il ne ressemble à rien" me dit L. et il ne fait rien pour ressembler à une rock star avec sa casquette vissée comme Franck Annese, ses grosses lunettes et son pied de micro trop bas qui le force à jouer le bossu. Edoardo d'Erme ou Calcutta a un côté j'men foutiste. En d'autres temps, on aurait dit de lui qu'il s'agissait d'un slacker. Il porte des Crocs et pourrait aller directement croquer un panini en sortant par derrière sans repasser par sa loge sans que personne ne lui demande un autographe, peut-être une pièce, alors une petite pièce. Sans parler italien ou si mal, juste de quoi faire semblant de commander son diner dans une trattoria, je ne cesse de percevoir de l'ironie car imposer frontalement son désenchantement serait malséant.

Ce mardi 11 juin 2024, avant de pénétrer dans l'Olympia, je repense à ces new yorkais qui passaient devant le Beacon Theatre à New York et qui se demandaient qui était ce Johnny Hallyday, dont ils n'avaient jamais entendu parler, et qui drainait un public nombreux et poli. Mais Calcutta n'offre en rien un ersatz de rock comme le Nutella faisait semblant d'imiter le chocolat, plus qualitatif. Le génie de la chanson italienne -ne l'appelons pas variété, cette abominable méthode qui écrase toutes les infructuosités- est d'arriver à se nourrir d'autres genres comme le rock ou le jazz sans en moquer les origines. Là où les yéyés travestissaient le rock, un Adriano Celentano s'en emparait pour offrir une musique à la fois milanaise et contemporaine car la chanson pour les italiens est un art adulte aux allures légères, presque badines, où le moindre détail importe. Elle part de la nécessité mélodique mais aussi de cette idée que peu importe le public, il mérite le meilleur, comme les raviolis préparés pour les enfants au gout apparemment si simple doivent être cuisinés avec la même attention que ceux du Pape ou du Président de la République.

La mort de Françoise Hardy annoncée quelques heures plus tard, juste avant de se coucher, me replongea dans cette triste réalité. L'art des italiens avec cet art mineur a toujours été celui de l'hybridation, cette capacité, telle une sorbetière, à prendre des éléments disparates pour en faire un ensemble cohérent et harmonieux. En France, seule Françoise Hardy, dans toute sa génération, y arriva. Elle partit d'un style musical non-natif pour le magnifier en univers singulier qui fit d'elle un artiste majuscule (pour parler comme Jacques Martin). Plus qu'en Angleterre ou aux Etats-Unis, c'est dans un Brésil voilé et discret qu'elle produit son chef-d'œuvre caché, La Question, dans lequel son talent vogua, accompagnée de Tuca. Peut-être que Michel Polnareff et Nino Ferrer -tiens, un italien- dans les meilleures années y parvinrent aussi un peu.

D'une certaine manière l'importation d'un genre musical étranger et son appropriation mettent en lumière la force du terreau et à chaque fois, la France dévoile une terre asséchée en n'arrivant pas à valoriser son héritage. On pourrait parler du rap français, genre dominant mais anesthésié par autotune et incapable de s'exporter ou plus lointain, la résurgence folk des années 70 qui ne nous donna que Malicorne, pâle copie à côté de Fairport Convention ou de The Band.

Dans cette salle au passé doré, Calcutta offre un tour de chant à l'ancienne, en habits mal rasés, un concert court -qui s'en plaindrait un mardi soir- avec lever et baisser de rideau de velours rouge, un entracte et un foule heureuse qui repart sagement une fois le lumière allumée. Le public, loin d'être agité, entre deux âges, est italien si l'on s'en tient aux couplets repris avec entrain et sans accent. Un chanteur statique appelle des spectateurs statiques. Les frères Malazzai dodelineront et se lèveront encore moins que moi, un exploit. Moi aussi, j'aurais du être membre de Phoenix.

Plus cette décennie s'éloigne; plus l'influence de la musique des années 80 se fait prégnante, et assumée notamment avec cette rythmique élastique toute droite sortie d'un groupe de funk blanc. L'ombre de Robert Palmer n'est jamais loin. Il y a, à certains moments, quatre synthétiseurs sur scène, cette machine d'abord honni, symbole d'une époque paresseuse, aux fausses promesses technologiques. Il n'est plus utilisé aujourd'hui par défaut pour imiter des instruments absents, comme des cordes ou des cuivres, mais pour sa densité harmonique. Signe supplémentaire de cet improbable retour, le claviériste en chef a emprunté sa chemise à Philippe Lavil qui a du l'oublier un soir février 1988. Il ne reste plus qu'à se remettre au keytar.

Le concert se termine avec deux mille italiens qui reprennent en chœur dans une allégresse mélancolique Tutti. Faut-il y voir un signe?

Io coi piedi nel mare e soltanto a pensare che sembriamo
Tutti falliti, tutti falliti
Che sembriamo tutti falliti, tutti falli-
Che sembriamo tutti esauriti, tutti falli-
Che sembriamo tutti impauriti, tutti bolliti, tutti falli-
Che sembriamo tutti falliti

Moi, les pieds dans la mer, je pense que nous semblons
Tous échoués, tous échoués
Qu'on a tous l'air d'échouer, tous d'échouer
Que nous semblons tous fauchés, tous fautifs
Que nous avons tous l'air d'avoir peur, de bouillir, d'échouer...
Que nous semblons tous échouer

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Ai-je bien fait d'arrêter l'italien au bout d'un an en fin de seconde? Non ne sono certo.
Faut-il y retourner? Après quelques centaines pièces de théâtre, d'opéras, de ballets, L. me dit "C'est quand même bien un concert de rock".
Alors ce concert? Il n'y aura pas de versions d'anthologie, à la Springsteen ou Prince, mais l'envie de prolonger le plaisir en continuant à réécouter ses disques dès la sortie de l'Olympia.

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