Anne Teresa De Keermaesker, enfin elle-même - 27 octobre 2023

Anne Teresa ? Ou pas Anne Teresa ? Chaque année dans ce petit moment plein de promesses qu'est la révélation d'une saison à venir, le choix du ballet quasi-annuel d'Anne Teresa De Keersmaeker est un léger dilemme que je partage avec mon amie M, fine et précise connaisseuse de cet art chorégraphique. Anne Teresa De Keersmaeker a beau (presque) partager le même nom que l'un des personnages les plus drolatiques de la bande dessinée francophone né sous le trait de Franquin, elle porte d'abord le masque de l'Artiste, le masque cérémoniel, hiératique, parfait, de celle qui propose et veut faire avancer son art. Nous savons que nous n'allons pas rire, pas même être surpris mais qu'une tension créatrice va se déployer devant nous. Chez elle, tout est sérieux, presque studieux et consciencieux. Un léger bâillement ne manque jamais de me surprendre, geste incontrôlable et inconscient, juste après avoir exprimé mon ad­miration, toute cérébrale. Il y a dans son art l’application de l’excellente élève et son absence de folie, de soi, de déchirures du cancre, de celui qui ne respecte pas toutes les canons mais qui sait faire œuvre de séduction. Ses Variations Goldberg dansées en solo en Châtelet rendaient un bel hommage à Bach sans le sublimer. Et sa mise en scène de Cosi Fan Tutte accompagnait avec grâce l'opéra de Mozart même si elle sut échapper à l’écueil décoratif. Ses danseurs, ombres des quatre chanteurs, nous racontaient quelque chose de plus que la musique et le livret.

La réouverture du Théâtre de la Ville m'a donné envie de pousser la porte et de reten­ter ma chance parmi d'autres propo­sitions à venir dans cette salle (Ivo Van Hove, Songe d’une nuit d’été, Crystal Pite, Hofesh Shechter…). La scène est proche du public et donne une impression de corps unique entre la salle et le plateau, chacun devant jouer un rôle dans la réussite du spectacle proposé qui, ce 27 octobre, commence avant que la lumière ne s'éteigne. Au début, le doute s'installe. Une forme de prévisibilité s'im­pose (mouvements réduits, corps rigide, absences de sourires…), celle d'une danse contemporaine qui semble nous dire que l'heure et demie à venir sera longue. Comme ce ballet s'inspire de La Tempête (Shakespeare toujours...), Anne Teresa De Keersmaeker décide de figurer le vent avec un voile synthétique souple flottant au gré d'un puissant ventilateur. L'effet réussi manque d'imagination et me renvoie au Zéphyr de Mourad Merzouki durant lequel ses danseurs luttaient et jouaient avec le souffle continu et chaud sans qu’il ne soit besoin de le montrer. La musique de ces premières minutes ressem­ble à celle d'Autechre dans ce qu'elle a de plus crispante, surtout quand elle est diffusée à pleins tubes.

Puis, le spectacle se décom­plexe. Je passe du scepticisme à l'enthousiasme. Exit above existe pour lui-même. Il n'a plus rien à prouver. Il sait à la fois être classique et contemporain, classique dans la forme avec cet enchainement net de tableaux, cette progression de pas de deux, de pas de trois avant que tous les danseurs ne s'imposent comme une troupe, et contemporain avec ces danseurs qui viennent comme ils sont et se prennent dans un mouvement et libre et accéléré et synchronisé. On retrouve la patte Anne Teresa De Keersmaeker, son vocabulaire chorégraphique que sont ces lignes de couleur, courbes et droites, qui recouvraient déjà le sol de Garnier, (et aussi celui de tout gymnase multisport), les courses des artistes, leur traversée en diagonale du plateau, telle des exercices de fractionné. Anne Teresa De Keersmaeker arrive à embrasser plein de styles, le hip-hop, les arts martiaux, une forme moderne de la danse qui laisse place à l'expression physiq­ue, presque performante, si souvent rejetée par ses itérations contemporaines, et le blues chanté accompagne le ballet, lui donnant douleur et profondeur

Alors qu'elle m’avait souvent laissé l'impression d'un froideur toute protestante, sans fioritures, tels les murs blancs d’un temple, les danseurs d’Anne Teresa De Keersmaeker la dévergondent et s’amusent, jusqu'à l'excès, jusqu'à représenter les suites d'une beuverie. La fin approche, L. me murmure "Je ne com­prends rien mais j'aime bien", ce qui est mieux que l'inverse. Une fois de plus, L. a tout compris et elle n’a pas eu besoin de lire l’interview dans le programme. Sinon, elle aurait encore moins compris et probablement moins apprécié.


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