Mon indécent animal au Théâtre de la Villette (jeudi 28 mars 2024)

Tristesse du théâtre provocant qui ne raconte rien, n'explique rien, ne montre rien, hormis le crasseux explicite, et ne suscite qu'une seule émotion, le dégoût.


J'aurais pu me méfier..."Le spectacle abordant le thème des violences sexuelles, des représentantes du Planning Familial sont présentes sur place et à votre écoute avant et après le spectacle" pouvait-on lire à l'entrée et dans le livret. Dans une moindre mesure, cette annonce si faux-cul tient de la même logique que ces salles de concert qui offrent des bouchons d'oreille aux auditeurs. Pourquoi ne pas commencer par baisser le son?

En reprenant mes notes, je me vois glisser tout au long de la pièce. Je passe d'un regard détaché et analytique, au début intrigué et déçu par ces spectateurs qui quittent la salle en descendant le grand escalier central ("Mais restez, c'est Ivan van Hove, bon sang!", à l'idée que l'on ne peut pas tout montrer et que rien ne me force à tout voir. Je suis aspiré vers l'impossible, l'indésirable, l'irrespirable, l'impensable et la fuite est le seule voie qui me permettra d'y échapper ("Mais qu'as-tu fait, Ivo?"). 

J'ai toujours résisté à la tentation de partir, tentation assez rare. Le temps et l'ennui sont rarement un sujet. Ils font partie de la position du spectateur. J'ai quitté une seule fois une salle avant la fin, durant le Dr Atomic de John Adams. La musique me rasait et je courais le marathon le lendemain. Mais après avoir vu des couples faire l'amour, une adolescente jouer avec le sexe d'un homme (de dos) de trente ans son ainé, une séance de masturbation culotte d'adolescente sur la tête, certes simulée, j'étais convaincu que la petite heure qui restait ne serait pas tapissée de roses et ne serait que le prolongement de ce crescendo dégueulasse. J'ai suivi la bonne trentaine de spectateurs qui m'avaient déjà précédé et je me demande combien il en resterait à la fin. J'ai manqué un viol, l'arrivée d'Hitler (quand on veut montrer le Mal Absolu, on sort Hitler afin que tout le monde comprenne) et d'autres bonheurs que l'excellent Philippe Chevilley a du avoir la pudeur d'oublier.

Je suis parti pour une raison simple. A la fin, je n'avais ni envie d'applaudir, ni de huer, et pas vraiment de rester les bras croisés. J'ai voté avec les pieds, sans regret mais non sans tristesse de voir (ou de ne plus voir) tant de talents gâchés car Ivo Van Hove reste un maître comme l'ont montré, entre autres, son Vu du Pont et ses deux trilogies shakespeariennes. Hans Kesting est un des plus grands acteurs de théâtre au monde que la langue, telle celle de Lars Eidinger de la Schaubühne, exclut des lumières de la télévision et de la diffusion en ligne. Et ce 28 mars, je n'ai vu qu'un stradivarius jouer du trash metal.

Ivo van Hove monte beaucoup et file un mauvais coton. Après un Après la répétion/Persona dont l'écrin formel ne pouvait cacher la désagréable misanthropie, son Bel animal a atterri à la mauvaise époque et donne l'impression d'un metteur en scène qui préfère nous provoquer plutôt que de nous parler. Et tant mieux si cette pièce a atterri à la mauvaise époque, si nos yeux sont mieux ouverts. Il est désormais inconcevable de penser que la pédophilie s'approche de face et qu'il faudrait tout nous imposer. Si nous ne sommes pas dans la pornographie, nous nous approchons de l'indécence que notre présence pourrait cautionner. Il y a quelques années, nous aurions peut-être pu regarder ce spectacle sans arriver à définir précisément le malaise qu'il provoquait. Mais après lu et écouté des victimes d'actes pédophiles, les mots nous permettent mieux de formaliser ce que nous voyons. Comme le juge de la Cour Suprême Potter Stewart, je reconnais l'indécence quand je la vois (et je rentre chez moi) sans pouvoir très bien la définir. Il n'est plus possible de regarder, dans une quelconque équivalence, le criminel et la jeune fille. Nous nous tenons au côté de cette dernière et partir peut être cet acte, si minuscule, même pour une œuvre de fiction, pour signifier que nous ne sommes pas d'accord devant ce spectacle littéral sans filtre de la souffrance, de la perversion.

Il y a bien un échec du metteur en scène quand il doit montrer jusqu'à l'excès, jusqu'au dégoût, ce que l'on espère, il souhaite dénoncer. Dans ce théâtre, il n'y pas le paravent du style comme chez Genêt. Les sous-titres ne laissent rien apparaitre qui relève de la poésie, de la métaphore ou de l'allusion de la langue néerlandaise. La place prise par la littérature pour traiter de la domination sexuelle ou de la pédophilie ne tient pas du hasard. Cet art permet au lecteur d'aller à son rythme, d'arpenter les pages à sa guise quand ce qui lui est présenté n'est plus soutenable et de digérer ce qu'il vient de lire. Le texte pris en main par le lecteur ne sera jamais aussi violent que celui imposé par le théâtre et le cinéma qui peuvent tant nous montrer, tant nous imposer. Entre les lignes restent des interstices qui nous permettent de souffler, en tout cas de plus et de mieux respirer que devant des images.

Le livret évoque "une brève histoire récente des violences sexuelles au théâtre", qui ont toujours été représentées et qui le seront encore, comme si nous n'étions qu'en face d'un objet intellectuel que nous devrions apprécier en train de nous gratter le menton. Il y a bien plus dans Mon bel animal, une œuvre si littérale qui ne laisse aucune place au spectateur, tellement la proposition est unilatérale, et à bien des égards fasciste, comme si notre libre arbitre ne pouvait exister et qu'il fallait l'étouffer comme le protagoniste masculin nie la jeune fille, son être même, pour n'en faire qu'un objet dont la seule fonction est de satisfaire son désir. En nous imposant tout de manière quasi-absolue, Ivo van Hove nous empêche d'apprécier, préférant susciter le dégoût. Au viscéral répond le viscéral et au milieu il y a rien, pas de raison, pas de savoir, pas d'enthousiasme, pas de partage.

Citer la Bible et jouer des bons disques en fond musical ne feront pas tout pour emballer cette pièce avec des atours séduisants et acceptables. Cette capacité à mêler le sacré et le populaire, passer du divin au prosaïque peuvent séduire un public cultivé, dont je ferais partie, qui sait que les choix de distinction sont plus sociaux qu'esthétiques, profonds et culturels. Cette prééminence de l'individu et de ses choix sur la norme ne doivent pas nous délester de la morale et de nous rappeler que nous pouvons nous demander si ce qui nous est proposé ne se fracasse pas contre nos valeurs.

En sortant je n'avais qu'une envie, foncer sur les boulevards et voir la première comédie, même la plus nulle, la plus ringarde qui s'offrirait à moi. A moi Jean Lefebvre!!

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Fallait-il y aller? Il fallait surtout partir.
Ce spectacle est conseillé à partir de 16 ans seulement? Maudite litote! Terrible langue qui aplatit tout! Ce spectacle n'est conseillé à personne.

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