Le ballet de la langue américaine: Assembly Hall au Théâtre de la Ville (6 avril 2024)

Crystal Pite est partout en avril. Elle est au Théâtre des Champs-Elysées avec le National Norwegian Ballet dans cette si crépusculaire troisième Symphonie de Gorecki. Mais j'ai préféré la voir au Théâtre de la ville. C'était moins cher. Surtout avenue Montaigne, il faut mettre le prix pour être bien placé et même une place à trois chiffres ne garantit pas un fessier reposé, ni un espace pour les jambes supérieures à celui qu'offre Ryanair, même après avoir épuisé tous les suppléments et options.

Béotien et je me soigne, je l'avais découverte dans son ballet WTF Body and Soul dont le troisième et dernier tableau m'avait décontenancé. Le deuxième, évident, donnait tout son sens au mot corps avec ces danseurs soudés qui se mouvaient si proches et serrés tels de souples manchots dans la tempête. Là, après une séquence très maitrisée proche de la science fiction -des images de Starship Trooper, ce film que je déteste, remontaient- un singe, pas loin de Chewbacca, déboulait et s'agitait avec une énergie de tous les diables au son de teddy<3.

Crystal Pyte et son compatriote dramaturge Jonathan Young ne sont  pas canadiens par hasard. Dans Assembly Hall, ils jouent de leur nationalité pour proposer un première partie sur la langue. Le texte préenregistré est en décalage assumé avec le jeu des danseurs qui semblent le prononcer. Ces derniers jouent les mots, ces mots si américains dont l'expression oscille fréquemment entre l'hyperbole et le passif-agressif, cette habitude de tout atténuer verbalement sans diminuer ses intentions. Le plus souvent les mouvements du corps trahissent cette tendance agressive que le langage semblerait contredire. Nous ne sommes pas loin aussi du théâtre de l'absurde, dans cette grande prudence du langage tout en circonvolutions pour rester dans les canons du Robert's Rule of OrderLa danse est le véhicule idéal pour montrer ce décalage entre ce que l'on dit et ce que l'on exprime­. Les danseurs le font d'un grâce mécanique. Je m'explique : la grâce se retrouve dans tous leurs mouvements travaillés, aboutis, déployés avec précision, allant chercher le centimètre supplémentaire pour rendre le geste, même le plus banal, superbe d'élégance ; et mécanique parce qu'il y a presque un aspect robotique dans ces gestes, comme si quelqu'un d'extérieur à le scène-et il ne s'agirait pas du chorégraphe- les manipulait, tenait les ficelles. Apparait alors, encore plus clairement, cette dissociation non entre le geste et la parole mais entre le corps et le mot. Je retrouve dix ans d'Amérique, dix ans à m'habituer au fait que le discours est un tout, et que le ton, le moindre mouvement, la plus petite inflexion importent autant que les phrases. C'est à ce moment que L. me signifie qu'elle s'ennuie (un peu). Elle apprécie moins que moi ce ballet Roland Barthes, à moins que ce soit Ferdinand de Saussure.

Nous assistons à l'assemblée générale -les quelques capitalistes dans la salle noteront que les représentations sont un peu en avance dans cette saison financière- d'une association organisant des recréations de récits médiévaux. Présenté ainsi, nous pourrions avoir raison de fuir - il pourrait même s'agir d'un devoir- ces fans de Game of Thrones mais ce jeu entre la scène et la scène sur la scène présente un terrain idéal pour danser. Comme nous nous retrouvons au Moyen-Age, une musique romantique est aussi anachronique qu'appropriée, tellement ce genre et ses évolutions ont pu s'acoquiner ou fantasmer cette période apparemment empreinte de grands sentiments avec le premier concerto pour piano de Tchaïkovski comme compagnon. Wagner aurait aussi pu faire l'affaire.

La seconde partie emprunte une forme plus classique non dans les mouvements mais dans les formes du ballet, ses passages obligés. Nous avons droit à des solos, des pas de deux, des mouvements de troupe même si cette dernière n'est composée que de sept personnes. Et dans le série des formes récurrentes, nous avons aussi droit au théâtre dans le ballet et au ballet dans le ballet. Et foin de tutus longs et courts, le justaucorps que l'on pourrait confondre avec un haut de chausse, s'acclimate très bien de ce Moyen-Age irréel, faux et réinventé. On s'y meut même en armure. Cette lourde tenue de métal représente un vecteur idéal de poésie pour un danseur alerte et agile qui se joue à merveille d'un handicap. On l'admire non pour sa capacité à relever ce défi mais pour les mouvements inédits qu'il arrive à déployer et qu'une invisible tenue plaquée aurait rendu improbable ou naïve.

*********************

Fallait-il y aller? Pyte un jour, Pyte toujours!
Théâtre de la Ville ou Théâtre des Champs-Elysées? Prix mis à part et n'ayant vu que l'une des deux propositions, je persiste dans ma préférence même si j'ai senti ma voisine moins affirmative.

Commentaires

Articles les plus consultés