Contemporain #1: la danse - Sadeh21 à l'Opéra de Paris (28 février 2024)

En huit jours, sans que je l'ai prévu, j'ai pu explorer trois expressions contemporaines des arts vivants. Je commençais par le retour d'Ohad Naharin à l'Opéra de Paris pour un spectacle créé en 2011 et que nous aurions du découvrir en 2020 mais le Covid en avait décidé autrement.
En sortant du palais Garnier, je me sentais connecté au monde.


Des artistes qui proposent un livre, une musique, une mise en scène en-deçà de ce qu'ils ont déjà produit, on aime rappeler qu'ils travaillent à une œuvre comme pour expliquer ce léger accident de parcours. Il n'y a rien de mineur dans ce spectacle souvent aride, plus souvent magnifique et, par épisodiques épisodes, ridicule. Sadeh21 est un dictionnaire des formes affectionnées par le chorégraphe. Il ne s'agit pas d'un index fermé dont les danseurs répéteraient les formes mais des interprétations et des adaptation de chaque personne sur scène selon sa compréhension, sa sensibilité et sa technique. Les danseurs de l'Opéra de Paris s'emparent de sa gestuelle, se l'approprient et écrivent seuls et ensemble un ballet pour nourrir un champ (ou sadeh en hébreu) chorégraphique qui gagne en clarté. Les gestes des danseurs d'Ohad Naharin deviennent plus familiers, plus évidents.

J'aie eu de le chance de découvrir le travail d'Ohad Naharin par Decadance, après avoir rencontré l'homme au travail dans Mr Gaga, le film que lui a consacré Tomer Heymann, bien meilleur que le vidéo-clip stylisant de Thierry Demaizière et Alban Teurlai dans la série Move sur Netflix -cette grande broyeuse formaliste et uniformisante- dont il faut pourtant voir La relève: histoire d'une création, film en creux sur l'art bancal du management à la française et de l'excellence à la parisienne. Je suis rentré pas à pas dans son œuvre, par son spectacle le plus évident, le plus réjouissant, celui qui m'a donné les premières clés pour approcher son art, celui qui le rappelle la richesse de son approche qui demeure tout en cohérence, le ballet creuset, synthèse de son art et de ses propositions, découvert avec le ballet de l'Opéra de Paris et revu interprété par la Bathseva -  The Young EnsembleEt je n'ai plus été effrayé par ses phrases et phases radicales qui peuvent susciter le doute.

Comme le silence qui succède à un morceau de Mozart est encore de lui, un danseur qui entre en scène pour danser du Naharin marche du Naharin. Et un danseur qui sort de scène après avoir dansé du Naharin marche du Naharin. Son influence est telle qu'elle s'applique à tous les gestes. Son art est plus abstrait que radical. Devant nous émergent des signes que nous ne percevons pas totalement, peut-être loin du réel mais qui assemblés prennent tout leurs sens et forment un continuum. Jamais l'expression tableau pour une séquence dansée n'a eu autant de sens. L'expérience du spectateur se rapproche de celle du scrutateur d'un tableau de Kandinsky dont l'ampleur et l'entièreté s'impriment au fur et à mesure de son observation. Ces impressions sont renforcées par la musique qui tient plus dans l'association de sons que de la mélodie apte à accompagner le mouvement tel un chant du corps. Et pourtant, la troupe et leur maitre n'excellent jamais autant que dans les mouvements collectifs portés par la musique plus que dans les mouvements individuels avec des sons minimaux.

L'art contemporain quelle que soit sa forme nous met face à notre liberté. Nous devons choisir ce que nous apprécions et nous exprimer avec un nombre minimum de références, de points d'appui. Devant un ballet d'Ohad Naharin, spectateurs et danseurs sont libres et doivent composer avec ce qui peut tenir de vide ou de plein. Certains moments confinent au grotesque, comme pour nous tenir en alerte, nous inciter à ne pas tout considérer comme génial, à user pendant cette heure et quart de notre libre arbitre. "4.11"..."22.11"... Une danseuse enchaine l'énumération de numéros et me rappelle Peyton Manning hurlant "Omaha" avant que son équipe ne se mette en mouvement pour essayer de marquer des points. Cette séquence m'échappe plus que le choix tactique de l'un des meilleurs quaterbacks d'une équipe de football américain. Aussi, les danseurs se rejoignent dans une ronde, naïve, de maternelle qui m'imprime un sourire d'ennui, un rien consterné.

Ohad Naharin est un macroniste qui s'ignore ou un oxymoriste qui se dirait d'un artiste de l'oxymore. Son art est à la fois chaotique et coordonné. Les danseurs décrochent et se raccrochent. Il nous montre ce qu'est un corps de danseur, à la fois impressionnant sans être spectaculaire. La rencontre d'Ohad Naharin avec le ballet de l'Opéra de Paris est celle de deux mondes, un en maitrise total et un autre dans un relâchement tendu devenu une philosophie dans laquelle les danseurs doivent plus s'écouter que leur instructeur. Lenteur et rapidité s'associent mais tout est précis et contrairement à ce que disent les entraineurs de football quand ils veulent justifier un résultat médiocre, les danseurs d'Ohad Naharin ne confondent pas vitesse et précipitation.

Que vive la danse contemporaine!

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Faut-il y aller? Bien sûr. Nahariniens de tous les pays, unissez-vous!
Et la fin? Applaudir les artistes représente une expérience symbiotique, un rien atténuée pour ce spectacle, après un superbe final en forme de sauts de l'ange plus libérateurs et poétiques que celui de Tosca dans l'opéra éponyme. Pour Sadeh21, chacun reste chez soi, les danseurs en coulisses et le public dans la salle.
Pourquoi les danseurs ne saluent-ils pas? Ohad Naharin s'imagine au cinéma avec un long générique dans lequel les danseurs remercient beaucoup de monde dont notre ex-pédiatre (car sa fille appartient au Ballet de l'Opéra de Paris). La lumière se rallume doucement. Les applaudissements montent en puissance et en chaleur et manifestent un enthousiasme réfléchi pour un grand chorégraphe dont il faut reconnaitre qu'il a la carte.

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