Le cri du jeu - Lucrèce Borgia à la Comédie-Française (18 janvier 2024)

Où l'on découvre que George Lucas s'est inspiré de Victor Hugo pour écrire La guerre des Etoiles et que le grand Victor avait pris son inspiration chez Sophocle. Joie du théâtre classique où tout se recycle et tout se réinvente pour murmurer (ou crier) à l'oreille du présent.


Mais pourquoi hurlent-ils leur texte si fort? Certes, ils sont écorchés, exaltés, ces romantiques cachés en italiens du XVIe siècleMais le cri est au théâtre ce que le point d'exclamation est à la littérature, un signe qui prend le public pour un idiot et décharge le metteur en scène de toute proposition. Et ce soir, par moments, ce n'est plus une interjection mais une forêt de bambou qui se dresse devant les spectateurs. Crier au théâtre requiert une technique particulière qu'un très bon comédien comme Julien Frisonvu dans Sambre ou dans Tapie, à la voix souvent cassée à en devenir un voile, ne maîtrise pas tout à fait. Nous percevons ce qu'il ressent mais nous ne comprenons pas ce qu'il dit tellement les mots sont bouffés par le volume. Même Elsa Lepoivre (Elsa Lepoivre!) s'y perd à gueuler sa haine tant est si bien qu'elle finit par aplatir, par instants, Hugo. Dès qu'ils cessent de hurler, les acteurs de la Comédie-Française reprennent leur rythme de croisière, très haut. Hecq est Hecq, et possède cet art de ne jamais jouer de la même façon mais à chaque fois d'imposer son style. On se réjouirait presque de la fin du mandat d'administrateur général  d'Eric Ruf, ici en inquiétant Don Alphonse d’Este, quatrième mari de Lucrèce Borgia, car nous pourrons davantage le revoir sur scène même s'il n'avait pas totalement disparu grâce à son duo rodé avec Denis Podalydès pour proposer des scénographies -mot plus élégant que décor- souvent sombres et épaisses (comme ici ou dans Le triomphe de l'amour de Marivaux aux Bouffes du Nord).

Lucrèce Borgia renvoie à deux mythes, Antigone et La guerre des étoiles. Cette dernière saga, surtout dans version originelle, est un concentré de mythes, comme l'a démontré Joseph Campbell, et certainement le mythe originel, celui du passage symbolique à l'âge adulte. Les guerres de Lucas, reçu à Noël et sur ma table de nuit prêt à être lu, me révèlera peut-être que George Lucas a lu Victor Hugo quand il écrivit sa trilogie car Lucrèce Borgia qui ne se finit pas par "I am your father" comme L'empire contre-attaque mais par "je suis ta mère" dit par Lucrèce dans un dernier souffle à Gennaro qui fut pendant deux heures attiré par cette femme sans réussir à qualifier ce sentiment différent de ceux qui l'avaient traversé.

La force et la pertinence de Lucrèce Borgia sont d'arriver à embarquer un thème aussi universel que l'amour maternel avec une dimension historique qui nous touche encore plus aujourd'hui, l'affirmation de l'individu. Dans cette pièce, au-delà de la fable du scorpion et de le grenouille qui voit Lucrèce Borgia essayer de dominer sa nature destructrice, Hugo opère un basculement, celui de la tragédie vers le drame avec les prémices de l'affirmation de chacun. Les protagonistes y évoquent la fatalité mais ils sont maîtres de leur destin. Il n'y a plus de damnation originelle qui les condamne à jamais. L'antidote leur permet de contrôler le poison des Borgia. Ils ont toutes les cartes en main pour refuser ou accepter la mort.

**********

Faut-il y aller? Oui mais avec des boules Quiès, surtout au début.
Et Victor? A 30 ans, il a avait déjà du métier et on aimerait voir Hernani qui est plus un souvenir de cours d'histoire ou de français qu'une réalité théâtrale.
Et Hugo? J'avais un peu peur d'aller voir une pièce de Victor Hugo. J'avais cette impression diffuse et infondée que son théâtre était daté et qu'il ne restait plus que ses romans. Pourtant, j'ai une histoire lointaine avec cet homme total du XIXe siècle dont mon arrière-arrièrre-arrière grand-père fut un compagnon d'exil à Jersey où je vécus un an et demi à la fin du XXe siècle.
Et Victor Hugo? Il ne faut pas passer à côté de la Grande Traversée que lui a consacrée 
France Culture durant l'été 2023, cinq épisodes pour redécouvrir que la réalité peut être préférable à la légende.

Commentaires

Articles les plus consultés