La nécessaire banalité d'un classique - Cyrano de Bergerac à la Comédie Française (8 janvier 2024)

Alors, ce Cyrano? C'est bien. C'est bien, un peu plus que bien. Mais à force de ne pas accepter qu'Edmond Rostand est un dramaturge littéral, Emmanuel Daumas commence par s'égarer avant que sa mise en scène n'arrive à faire éclore tout le potentiel de la Comédie Française, à commencer par ses acteurs. Ne faut-il pas finalement accepter qu'un classique est un classique (pour paraphraser, sans l'ironie, Roland Barthes)?



On aimerait - presque- rien écrire de Cyrano de Bergerac sauf que tout est en ligne, conforme à notre lecture et à nos souvenirs, peut-être en mieux. A dix ans, en 1984 au théâtre Mogador, j'avais été impressionné par Jacques Weber dont je me demande s'il était un aussi bon Cyrano, lui dont le jeu souvent éructant ne brille pas de ses nuances.

Nous commençons dans un décor qui aurait plu à Liberace, tout en strass et en brillant. Emmanuel Daumas hésite entre le rêve et le cabaret, et atterrit dans le laid. Le metteur en scène oublie qu'il se trouve salle Richelieu dans un théâtre plein de dorures, lieu idéal pour faire évoluer les acteurs dans le public, ce qu'il esquisse, durant le premier acte où se joue La Clorise de Balthazar Baro. Tout se prête pour créer un moment virevoltant, au milieu des spectateurs avec ces joyeux cadets de Gascogne et le dynamiteur Cyrano. Alors que la troupe de la Comédie-Française fourmille d'acteurs et que le texte en appelle beaucoup, Emmanuel Daumas fait le choix de limiter le nombre de personnes sur scène et d'attribuer tous les rôles à des hommes, sauf qu'il ne va pas au bout de son idée car Roxane est jouée par Jennifer Decker. Tout est là, ce soir, dans cette audace qui se ne cesse de se brider. La mise en scène s'améliore au fil de la pièce et perd de sa spécificité pour finir dans une épure qui doit ressembler à ces quelques instants avant la mort. Laurent Laffite, le Tapie de Netflix, que l'on imagine grande gueule, brille plus dans l'intime quand il joue un personnage finalement fragile. Son grand mérite est de refuser de faire du Bébel dont il a l'énergie et le sourire.

Dans le livret de salle, Emmanuel Daumas se demande ce qu'il pourrait apporter mais la question, plus passionnante, qu'il pose, malgré lui, est: que faire d'un classique ? De temps en temps, le metteur en scène doit accepter sa finitude et que le texte se suffit à lui-même comme un pâtissier en Ragueneau discipliné qu'une religieuse n'est que cette pâte à choux fourrée d'une crème pâtissière et recouverte d'un glaçage. On peut penser faire moderne en rajoutant une boite à rythmes à Vivaldi et on se retrouve avec le Rondo Veneziano

Emma Smith dans This is Shakespeare: How to read the world's greatest playwright (2020) explique que la spécificité du théâtre de Shakespeare est son caractère lacunaire ("spotty"), ce qui permet une grande flexibilité pour le metteur en scène mais aussi les acteurs et les spectateurs. Rostand, lui, est littéral, ce qui ne fait pas toujours de mal et laisse peu de place à l'interprétation. Il nous raconte l'histoire éternel, du type trop brillant qui n'arrive pas à déclarer sa flamme. S'il ne sait pas trop quoi faire de CyranoEmmanuel Daumas pourrait écrire son propre texte mais après avoir vu Edmond d'Alexis Michalik, il apparaît que le talent peut être une denrée rare et qu'il faut encore préférer un décor de cabaret bon marché à la Comédie Française à une pièce pour collégiens au théâtre du Palais-Royal 

Je dois vieillir et en repensant à un des vingt-quatre vœux pour 2024 (après ses vingt-trois vœux pour 2023, ses vingt-deux vœux pour 2022...vivement 2100...) de Jean-Christophe Buisson dans le Figaro Magazine (#6. Des mises en scène CLASSIQUES des œuvres classiques montées à la Comédie-Française), je me dis qu'il n'a pas tort le conservateur en chef déguisé en blasé mal rasé. Il n'utilise pas un article défini mais indéfini. Il ne demande que quelques mises en scène. Déjà, en 2022, la Comédie-Française est passée à côté de son anniversaire Molière en ne proposant aucune forme classique, traditionnelle, conventionnelle (choisissez le mot qui vous convient). J'ai vu de la fantaisie attendue (Le bourgeois gentilhomme), du très bon et surtout du très bon Laurent Stocker (L'Avare), du glacial (Tartuffe) et du pas beaucoup (Jean-Baptiste, Madeleine, Armande et les autres…). L'Opéra de Paris réussit très bien dans ce grand écart entre contemporain et tradition, la Comédie Française, moins. Peut-être les danseurs sont-ils plus souples?

Alors pourquoi Cyrano aujourd'hui? Pourquoi monter cette pièce qui nous parle d'un homme de la fin du XIXe siècle caché dans un costume du XVIIe? Parce qu'en ces temps où les identités personnelle ou collective déchaînent les passions, Cyrano de Bergerac garde un certain niveau de pertinence. Parce que Cyrano, c'est le France, selon une diagonale Bergerac-Paris-Arras, dans tout ce qu'elle de plus glorieux et pathétique. Il n'y a rien de plus français qu'un homme qui sacrifie tout pour un bon mot, un homme qui préfère la gloire d'une défaite à un victoire minable, et qui célèbre la table de manière plus joyeuse et moins académique que l'UNESCO. Cyrano, dont l'ultime mot est panache, tel le coq aime chanter les pieds dans la merde.

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Faut-il y aller? Oui mais pas en scooter car le mien avait une roue crevée en sortant
Faut-il y aller? Si vous trouvez des places...Même les abonnés ont du mal et nous n'étions pas assis ensemble avec L.
Faut-il y aller? Il faut y aller d'autant qu'il ne s'agit pas de la version canonique et je doute qu'elle soit encore jouée sous cette forme dans 10 ans.
Et les autres comédiens? Laurent Stocker est au sommet comme toujours (mais quand descendra-t-il?), Jennifer Decker convaincante en Roxane même si j'aurais été curieux d'y voir Pauline Clément, qui possède une des gestuelles les plus fascinantes du théâtre français, et Yoann Gasiorowski évident en Christian, qui ressemble pourtant moins que d'habitude à un jeune premier avec ses cheveux hirsutes et son air ahuri.
Que faire d'un classique ? De temps en temps, il ne faut rien en faire. 

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