Peut-on encore aimer un chef d'œuvre? Le Messie à la Seine Musicale (5 décembre 2023)

Pourquoi écouter et récouter ce que l'on connait tant, ce qui est passé et repassé dans la culture populaire au point de ne plus être un objet d'admiration artistique mais un adjuvant commercial?


Il arrive aux enfants, ou aux ébahis, de dire qu'ils aiment au-delà de l'infini. On pourrait utiliser le même type de formule pour le Messie qui est plus qu'un chef-d'oeuuuuvre. Le Messie ne s'appartient plus. Devant nous se dresse un morceau de patrimoine, une magnifique occasion de célébration, un moment d'union. Le Messie est un bloc puissant et fragile, avec ses incontournables, qui pourraient éclipser le reste de la partition.

Nous avons tendance à oublier les immenses qualités de cet œuvre polymorphe, tant jouée et rejouée par la publicité et les standards téléphoniques, et le génie de Haendel dont les beaux esprits préféreront ses opéras. Sa musique est là et doit être jouée car elle possède cette immense qualité, d'être à la fois riche et accessible, une démonstration du génie baroque, notamment de sa diversité et de sa célérité. Tout est jeu et profond -pardon du zeugma- dans la manière dont les choristes se répondent et se défient, à qui célébrera plus vite, plus beau l'œuvre de Dieu. Nous assistons à une joute virtuose et joyeuse, dernier qualificatif que Laurence Equilbey ne prend jamais à sa charge, tellement elle a l'air compassé derrière son pupitre.

Ce soir, c'est elle qui s'y colle et rien n'indique que Haendel convienne à cette cheffe peu aimée. Elle sait masquer son enthousiasme à l'inverse de l'extase communicative et juvénile d'un William Christie dont j'avais été témoin à la Philharmonie de Paris en 2016. Ce soir de 2023, ça manque d'anglophones. Quand les français chantent en anglais, on a souvent toujours l'impression qu'ils ont une patate plus ou moins chaude dans le bouche. Paul-Antoine Bénos-Djian manque de projection dans ses attaques, dans les moments plus virulents durant lesquels la puissance de Dieu doit se faire entendre. Il se rattrape avec son He was despised mais dès que le rythme s'accélère, on le perd. Heureusement, il y a Stuart Jackson, ténor colossal qui prend une tête aux autres solistes. Il est expressif, marqué par cette envie partagée de faire de la musique.

Après dix ans à New York et de retour à Paris, j'ai eu l'impression d'écouter le Messie en douce, d'une manière quasi-clandestine alors qu'il résonnait à New York, d'un jour à l'autre, à Carnegie Hall, à l'Avery Fisher Hall devenu le David Geffen Hall, maison de la New York Philharmonic, à la Saint Thomas Church sur le 5e Avenue ...Liste non exhaustive.

Le Messie est la preuve que les français n'aiment pas le musique. Dit plus savamment et plus . poliment, la musique ne fait pas partie de notre ethos. Et pourtant, nous aurions besoin de nous rassembler en musique pour faire nation, cette expression horrible et si explicite. S'il faut se contenter de faire nation, il faut perpétuer des rituels communs. S'il y avait un classement Pisa dédié à la musique, nous serions dans les tréfonds, pas très loin des champs pétrolifères. Les plus snobs se pinceront le nez et les amateurs se pointeront pour aller à Boulogne-Billancourt alors que les propositions pullulent à Londres et à New York, villes de musique pour peuples musicaux. Elément à charge supplémentaire, le modeste auditorium de le Seine Musicale n'est même pas plein alors qu'un bâton de sourcier serait presque nécessaire pour trouver une représentation du Messie à Paris en décembre 2023. Il n'y a rien dans des maisons aussi recommandables que celle de la Radio et de la Musique avec ses deux maitrises et deux orchestres, le Théâtre des Champs-Elysées... Certains diront de La Seine Musicale qu'elle est difficile d'accès sauf si vous allez voir Starmania dont le public envahit tous les soirs d'automne le terre-plein.

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Faut-il y aller? Chaque mois de décembre comme on se rendrait en pèlerinage.
Où? Il faut chercher, écumer et même tolérer les plus médiocres formations. J'ai le souvenir d'un Messie à Saint-Sulpice qui fut un véritable supplice (Bing! Roulement de caisse claire et son de cymbale!) où rien n'allait (le son, la coordination, la cérémonie, les chaises raides...)
Peut-on l'écouter en d'autres saisons? Convergeons vers les rituels. Et comme il n'y a pas de rituel sans répétition, réservons les autres moments de l'année à d'autres musiques, les Passions de Bach à Pâques ou le tube à l'été.

Peut-on encore aimer un chef d'œuvre? Il suffit d'écouter Daniel Arasse parler de La Joconde pour se rappeler qu'une œuvre peut être grande et visible avant d'être célébrée et affichée sur des T-shirts.

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