Convaincre les convaincus grâce au didactisme kaléidoscopique (ou L'Esthétique de la Résistance mis en scène par Sylvain Creuzevault à la MC 93)

Avenue Karl Marx, rue Henri Nozières, avenue Youri Gagarine, enfin boulevard Lénine. Le chemin qui mène à la MC 93 nous met dans l'ambiance. Ce théâtre accueillait pour quatre représentations début novembre L'Esthétique de la Résistance mis en scène par Sylvain Creuzevault, moins tonitruant que l'hiver dernier quand il présentait Les frères Karamazov à l'Odéon.

Ce type de spectacle très ambitieux, adapté d'un roman, encore plus ambitieux, racontant l'Allemagne de la République de Weimer à 1945 à travers le destin de la classe ouvrière, doit éviter deux écueils pour tenter d'embarquer le spectateur pendant 5h30, (trop) s'éloigner du texte originel et ennuyer.

En parcourant le programme de salle, le spectateur comprends à mots voilés ("Sa forme très dense - le roman est composé de 3 livres, divisés chacun en 2 parties, chaque partie étant constituée de paragraphes qui se présentent sous forme de blocs extrêmement longs et compacts") que L'Esthétique de le Résistance est très difficile à lire, voire chiant, au point de se demander si quelqu'un a vraiment lu l'ensemble. La question de la relecture, contrairement à Proust, ne se pose pas. Un personnage en remet une couche sur scène et nous parle d'un "texte aride (...) gros bloc de texte (...) pas de psychologie". Chouette.

Devant un tel monstre littéraire, le spectateur est borgne. Il ne peut que suivre, de l'œil gauche (celui qui serait encore ouvert) le metteur en scène qui l'embarque dans un livre que seul ce dernier a lu et découpé. Sylvain Creuzevault refuse la narration qu'il doit trouver trop petite-bourgeoise. Alors il aligne des scènes qui sont surtout des tableaux etdes additions de moments, plutôt que des éléments d'un parcours avec des personnages. Nous perdons en route les protagonistes auxquels nous aurions pu nous attacher ou qui auraient pu nous prendre par la main pour naviguer dans ce chaos. 

Ces 1 000 pages denses sont réduites à cinq courtes heures et demi (dont deux entractes d'une demi-heure) et la langue de Weiss s'efface pour devenir celle Sylvain Creuzevault. Nous passons d' un allemand écrit que nous ne connaissons pas et dont nous pouvons douter que Sylvain Creuzevault l'a exploré à un français parlé, joué et adapté pour le scène. Le grand écart devient immense avec tant de frottements. Peter Weiss n'est plus qu'un prétexte, au mieux une inspiration. 

Une des meilleures maisons de théâtre en France semblait un lieu adapté pour un texte si  démesuré. Mais la monumentalité de l'œuvre de Peter Weiss rend le travail de Sylvain Creuzevault impossible et les épaules des élèves du Théâtre National de Strasbourg sont bien frêles pour rapporter les tourments du XXe siècle. Les acteurs ressemblent à des enfants dans vêtements trop amples, à qui on aurait ajouté des moustaches de farces et attrapes, parti-pris qui aurait le mérite de l'audace s'il était assumé. Ils évoluent dans un décor immense et vide, trop grand pour eux, renforçant ce sentiment d'écrasement par un sujet si vaste et par la volonté farouche de leur démiurge de nous expliquer qu'aujourd'hui le danger guette encore. 

Pour ne pas ennuyer l'homme moderne -crainte absolue!- tout en lui répétant que le fascisme n'est pas un horizon souhaitable, Sylvain Creuzevault pratique ce que j'appellerais le didactisme kaléidoscopique pour rester dans le ton des marxistes et des post-marxistes qui aiment bien les expressions alambiquées et théoriques pour essayer d'expliquer ce qu'ils font (ou de décaler le réel). Tout est bien appuyé et expliqué à ceux qui auraient oublié de réviser leur programme terminale avant de venir. Il y a là de moins en moins d'histoires et de plus en plus d'Histoire. De minutes en minutes, le metteur en scène varie les formes et va plonger dans différentes types de théâtres pour éviter que le public ne baille ou ne fuit pendant les entractes. Tel un zapping formel, nous avons droit à du théâtre de tréteaux, à du cabaret, du théâtre documentaire, du théâtre d'agit-prop et même à Bertolt Brecht lui-même avec des vrais morceaux de Mère Courage et ses enfants. Il y a des bonnes idées pendant ces longues heures de Bobigny comme les acteurs de cette dernière pièce jouée par des personnages tous gris telles des statues pour bien marquer cette figure rare de la pièce dans la pièce ou cette danse statique vers la fin, en forme de monôme mortuaire, pour représenter les résistants allemands assassinés par les nazis. Mais le tout a quand même des allures de réalisme socialiste réinventé, en moins pénible, mais dont la fonction ne sera, une fois de plus, que de  convaincre  les convaincus. Au didactisme, il faudrait tellement préférer la narration, les personnages et les mots.

En repartant rue Paul Eluard, après être passé devant la bibliothèque Elsa Triolet et devant l'école Louise Michel, je me demande qui a vu une grande pièce ce soir, plutôt qu'une autre illustration, et qui parmi nous dans les gradins peut répondre aux questions que se pose Sylvain Creuzevault. A un autre niveau, Christophe Honoré ne sut dépasser Proust dans Le Côté de Guermantes à la Comédie Française et en faire une matière théâtrale unique qui aurait guidé le spectateur, en parallèle du roman. Accaparés, intimidés par les mots plus forts d'un autre, ces metteurs en scène n'osent souvent s'affirmer dramaturges libres et créateurs audacieux, plombés qu'ils sont, voleurs honteux, à demi-mots. Allez, Sylvain, lèche-toi, prends ton stylo et crache te prose.

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Fallait-il y aller? Il faut toujours y aller!
Et sur l'échelle de Ca Ira (Fin de Louis), mètre-étalon de la pièce d'inspiration historique qui résonne et résonnera?  On est clairement sous la moyenne mais pas loin non plus.
Faut-il y retourner? Oui, si on vit à moins de 500 mètres du théâtre ou si on habite place Stalingrad.

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